L’équipe Culture Nutrition a recueilli les projections de Philippe Goetzmann, consultant en consommation et agroalimentaire. Il nous parle de la transformation des modèles de consommation alimentaire et des grands défis à relever dans les années à venir. Merci à lui pour son temps et son énergie positive !
Cher Philippe, quels sont les bouleversements majeurs auxquels doit faire face la société de consommation ?
Evidemment, on pense aux conséquences du changement climatique. Il va nous imposer une certaine frugalité, une nécessité de changer nos habitudes alimentaires mais aussi nos modes de consommation.
Je pense à l’émergence de la seconde main ou de l’abonnement.
Mais il y a d’autres bouleversements, moins sensibles car ce sont des mouvements lents. Ces plaques tectoniques de la consommation sont : l’évolution de la taille des ménages, la mobilité, la distance domicile-travail, le vieillissement.
Ces éléments induisent des arbitrages des dépenses au détriment des besoins relatifs à la personne (se nourrir, s’habiller). Et, au profit des besoins liés au logement par exemple.
Autre exemple, les mouvements importants de population vers le grand quart sud-ouest. Ils changent à la fois ce qu’on mange, comment on le mange et où on achète.
Quelle place du digital dans cet écosystème (distribution, expériences consommateurs, etc.) ?
Le digital est à la fois un accélérateur du changement qui perturbe grandement l’écosystème, et une solution à de nombreux besoins.
On voit combien le digital présent dans nos actes d’achat depuis 20 ans investit aujourd’hui pleinement le champ de l’alimentation.
Avec la Covid, qui a poussé des millions de ménages vers les sites de e-commerce alimentaire, les drives représentent aujourd’hui près de 10% du marché. Et derrière eux surgissent les drive piéton, le quick-commerce, la livraison à domicile de repas, les épiceries en ligne. Tout n’est pas et ne sera pas rentable, mais ce foisonnement illustre la variété des besoins et que beaucoup attendaient une réponse.
Par exemple, la livraison à domicile (qu’il s’agisse de repas ou de courses) évite au télétravailleur de sortir de chez lui juste pour les courses. Au cœur des villes, le drive piéton apporte une offre beaucoup plus large, au prix de l’hyper de périphérie.
Le digital est aussi un formidable outil d’information. On y trouve une information augmentée par rapport au magasin : sur les scores, l’origine, la composition et parfois les méthodes de production. Mais en plus, cette information est disponible au moment où elle est vraiment utile, notamment au moment de la consommation.
Le digital apporte plus qu’une simple amélioration du parcours client habituel. Il ouvre le champ de la consommation alimentaire servicielle. Par exemple, on peut désormais acheter une recette plutôt que des ingrédients. Une application la traduira en liste de courses et pourra vous accompagner jusqu’à la réalisation de la recette.
Justement, vous accordez une importance à cette notion de transformation servicielle : pouvez-vous nous en dire plus ? En quoi est-elle une des réponses aux bouleversements de la société de consommation ?
En effet ! L’approche servicielle dépasse le paradigme historique de la vente des seuls produits, pour se préoccuper des effets utiles (selon le terme de Philippe Moati). Ainsi, il est possible d’atteindre la satisfaction du consommateur avec des produits d’occasion, des produits loués, mais aussi avec des produits augmentés de services. C’est, à deux titres, une réponse aux enjeux du moment.
D’abord, l’approche servicielle est la bonne réponse à la fragmentation de la consommation. C’est-à-dire des consommateurs répartis en groupes aux aspirations divergentes. Elle va permettre une forte personnalisation de l’offre par la couche de service qui se superpose au produit, sans détruire tout l’effort de massification industrielle. Un même produit peut délivrer des effets différents suivant les services, l’expérience qui s’y ajoutent.
Ensuite, et c’est collectivement l’enjeu le plus important, cette approche est à même de réconcilier économie (c’est à dire création de valeur) et écologie (c’est à dire reconstituer notre capital commun).
Quand on sait par exemple que nos cuisines à la maison délivrent 15% de repas de moins qu’il y a 20 ans. On est moins nombreux à la maison et on mange plus en extérieur ou via les livraisons. On voit bien qu’il y a des sources de productivité des objets.
Il est possible d’atteindre une satisfaction avec moins de produits, ou à l’inverse avoir plus d’effets utiles à parc d’objets constant. Cette réflexion vaut aussi pour l’alimentation. Songeons aux 20 à 25% d’aliments qui sont jetés sans être consommés, et qui pourtant ont été produits et payés. Ils auraient pu ne pas l’être, ou nourrir d’autres.
En parlant de services : comment voyez-vous et concevez-vous le rôle des systèmes de notations et applications type Yuka, Nutri score? Quel est d’après vous leur avenir ?
Ces systèmes sont à la fois une solution et un problème.
Bien entendu, ils permettent une meilleure information du consommateur. Ils poussent ainsi les metteurs en marché à plus de transparence et plus de vertu dans leur production. C’est l’élément le plus important.
En même temps, ils livrent au plus grand nombre un « prêt-à-penser » aux effets délétères en encourageant l’aliénation du jugement de chacun. Si ces scores étaient scientifiquement incontestables ce ne serait pas un problème, mais ce n’est pas le cas.
Certains notent en fonction de critères plus idéologiques que scientifiques. D’autres, sont justes mais partiels et mal interprétés par le consommateur.
Qui sait que le nutri-score est basé sur une portion de 100g ? Et bien sûr ne se nourrir que de produits « A » en refusant les graisses et le sucre est dangereux.
L’avenir est sans doute dans le scoring individualisé et digital, indexé sur son métabolisme et sur son propre microbiote. Et non dans les scores moyennisants et universels.
Mais rien ne remplace la compétence, la connaissance des produits, les bases de la nutrition. Mettons de l’énergie là-dessus. A l’école sans doute. Mais aussi à tous les âges. Le rôle des entreprises à cet égard est considérable. Elles doivent l’assumer. Je répète souvent quand je parle « serviciel » : On n’est pas là pour vendre.
En matière d’alimentation, pensez-vous qu’on puisse éviter les polémiques et le bashing ?
Le bashing et les polémiques ne sont pas l’apanage de l’alimentation. Ces phénomènes traversent tous les sujets et toute la société.
Simplement, comme l’alimentation, par nature, touche tout le monde, et qu’elle est un fait culturel majeur, elle cristallise ces phénomènes. Il faut prendre de la distance et cesser de se plaindre.
Je crois qu’il faut simplement admettre que les sujets alimentaires puissent faire débat, et entrer dans ce débat de façon sincère, décontractée et transparente. On ne convaincra pas tout le monde. Mais quelques minorités militantes ne sont pas l’immense majorité du public.
C’est de cette majorité dont il faut prendre soin. Aux entreprises de montrer et d’expliquer. Aux dirigeants de s’afficher et de porter les messages.
Dans un monde de plus en plus digitalisé et immatériel nous avons plus que jamais besoin de relation, de parole incarnée. C’est d’ailleurs, j’en suis convaincu, une des raisons du succès des produits locaux et des commerces traditionnels. Ils sont plus naturellement incarnés.
Il revient aux acteurs de la filière de se montrer et de prendre un micro. Ce sera bien plus efficace qu’un communiqué de presse pesé au trébuchet des éléments de langage.
🥝 Partagez nos articles avec le #CultureNutrition
Crédits photos: #294764040– ©Danil– stock.adobe.com