On entend beaucoup parler des aliments ultra-transformés (AUT) dans les medias, mais leurs effets sur la santé sont encore mal connus. Pour en parler, Culture Nutrition a rencontré le spécialiste de la question : Anthony Fardet, Ingénieur agroalimentaire, chercheur en alimentation préventive et durable, auteur de « Pourquoi tout compliquer ? Bien manger est si simple » (2021, Editions Thierry Souccar).
Bonjour Anthony. Premièrement, pour poser le décor : quelle est la / votre définition des aliments ultra-transformés ?
Le concept d’aliments ultra-transformés est né en 2009. Il dérive de la classification NOVA en fonction du degré de transformation des aliments en quatre groupes technologiques. La définition d’aliments ultra-transformés est en fait assez simple. Elle est bien décrite dans les travaux des épidémiologistes brésiliens à l’origine de cette classification. Pour résumer, on peut donner la définition suivante :
« Les aliments ultra-transformés sont caractérisés dans leur formulation par l’ajout d’ingrédients et/ou additifs cosmétiques à usage principalement industriel. Et ayant subi un procédé de transformation excessif pour imiter, exacerber, masquer ou restaurer des propriétés sensorielles (arôme, texture, goût et couleur). Il peut aussi s’agir de procédés technologiques très dénaturants (e.g., cuisson-extrusion, soufflage…) »
Avec la classification Siga, dérivée de NOVA, nous avons appelé ces composés des marqueurs d’ultra-transformation ou MUT. La question fondamentale est donc : quels sont ces MUTs ? On en distingue quatre catégories :
- Les additifs cosmétiques pour modifier goût, couleurs et textures, à savoir colorants, texturants et modificateurs de goût (soit plus de 80% de tous les additifs autorisés au niveau européen) ; les additifs, ce sont moins de 40% de tous les MUTs ;
- Les arômes naturels, de synthèse et les extraits d’arôme (plusieurs milliers en France) ;
- Les protéines, lipides, glucides et fibres ultra-transformés, e.g., isolats de protéines, huiles raffinées hydrogénées, sucre inverti, sirop de glucose, polydextrose, isolats de fibres… ;
- Les traitements technologiques drastiques directement appliqués à la matrice alimentaire, e.g., la cuisson-extrusion et le soufflage.
Tous ces MUTs ont en commun une dégradation excessive des matrices alimentaires et vont servir à artificialiser les matrices alimentaires. Cela m’a amené à appeler les aliments ultra-transformésdes « fake foods » (« faux aliments »). Les trois premières catégories consistent en des composés purifiés et/ou issus de synthèses chimiques et/ou enzymatique, et donc sans matrice alimentaire (i.e., composés a-matriciels). Le 4ème MUT dégrade l’effet « matrice » de façon excessive, menant notamment à augmenter les index glycémiques des féculents.
En outre, à ce jour, plus de 80 études épidémiologiques associant AUT et santé ont été publiées. Elles démontrent que beaucoup de chercheurs académiques de différents pays ont clairement été capables de comprendre la définition.
Quelles connaissances des aliments ultra-transformés sur la santé aujourd’hui ?
En février 2022, une étude suédoise, publiée dans la revue PLOS Medicine, a démontré que manger plus sainement fait gagner 10 ans de vie aux femmes et 13 ans aux hommes. En quoi une baisse de la consommation des aliments ultra-transformés a un rôle à jouer sur notre santé ?
À ce jour, plus de 80 études épidémiologiques associant consommation excessive d’aliments ultra-transformés et risques de maladies chroniques ou de mortalité précoce ont donc été publiées dans des journaux internationaux avec des comités de lecture internationaux (peer-review).
Toutes vont dans le même sens lorsqu’on compare les « gros » et les « petits » consommateurs : on observe des risques significativement accrus de surpoids/obésité, adiposité, hypertension, syndrome métabolique, stéatose hépatique (foie gras humain), syndrome de l’intestin irritable, diabètes de type 2, maladies cardiovasculaires, dépression, hyperactivité (avec certains colorants), cancers totaux, du sein et colorectal ou mortalité précoce.
Il y a aussi quelques études, à confirmer bien sûr, sur le déclin de la fonction rénale, une masse musculaire moindre, altération de l’ADN (oxydation et raccourcissement accéléré des télomères) et syndrome de fragilité chez les personnes âgées. Parmi toutes ces études de qualité variables on distingue environ 25 études prospectives longitudinales (i.e., le suivi d’une cohorte ou d’une population dans le temps) de qualité plus robuste.
Il faut donc réduire drastiquement notre consommation d’aliments ultra-transformés pour réduire les risques de maladies chroniques. C’est aujourd’hui une évidence incontestable. Remplir tous ses besoins nutritionnels en macro- et micronutriments est donc largement insuffisant pour rester en bonne santé si ces nutriments sont apportés par des aliments ultra-transformés associés à des compléments. La qualité matricielle des calories et des nutriments est essentielle, donc le degré de transformation.
Nous avons conceptualisé ces observations dans la règle des 3V pour :
- Vrai (réduire les AUT à 1-2/jour maximum),
- Végétal (réduire les produits animaux à 3 portions/jour),
- Varié (diversifier en consommant dans tous les grands groupes alimentaires plusieurs aliments différents, e.g., du blé, du riz, du maïs et de l’épeautre au sein des céréales sur une semaine).
Tandis que le Végétal et le Varié s’adressent à l’équilibre nutritionnel sur une semaine à l’échelle d’un régime alimentaire complexe, le Vrai s’adresse à la qualité matricielle, et est donc la plus importante des dimensions car la matrice alimentaire gouverne les effets santé des nutriments.
Ainsi, si l’on végétalise son assiette en consommant plus de produits végétaux ultra-transformés cela ne sert à rien pour notre santé. Pareil pour le bio ultra-transformé.
Enfin, aujourd’hui environ 11 millions de décès prématurés dans le monde sont dû à une mauvaise alimentation, soit environ un décès sur 5-6.
Donc, oui, revenir à une alimentation de qualité (donc prendre en compte les trois dimensions de la règle générique et holistique des 3V) est le meilleur « médicament » préventif pour contribuer (avec aussi l’augmentation de l’activité physique, entre autres) à augmenter l’espérance de vie en bonne santé et l’espérance de vie théorique. Les résultats de l’étude suédoise ne sont donc pas surprenants mais cela reste des calculs théoriques sur le papier : à tester maintenant dans la réalité !
Au niveau de l’offre alimentaire : y a-t-il du mieux (avec notamment une prise de conscience ?)
En 2021, nous avons publié une étude dans laquelle nous observions que l’adulte français moyen avait légèrement diminué sa consommation d’aliments ultra-transformés entre 1999 et 2015. À savoir, de 39 à 35% des calories quotidiennes, tandis que les enfants augmentaient leur consommation de 43 à 45% sur la même période. Cette consommation reste très élevée. Combinant trois sources scientifiques différentes, on arrive pour l’adulte français à environ 34% de calories quotidiennes issues d’AUT entre 2018 et 2021. La consommation reste donc assez stable et semble même avoir augmenté durant les deux ans de confinement sur 2020-2021. On sait aussi que ce sont les plus pauvres ou les plus défavorisés qui consomment le plus d’aliments ultra-transformés et qui sont le plus à risque d’obésité et de diabète de type 2.
Aujourd’hui, le Nutri-score ne favorise absolument pas la diminution de l’offre en aliments ultra-transformés, mais surtout la reformulation d’AUT en d’autres AUT, amenant parfois à encore plus d’ultra-transformation. Quand on regarde l’offre végétale en super- et hypermarchés, on peut facilement constater l’explosion des substituts de produits animaux ultra-transformés, e.g., « fauxmage », steaks végétaux, laits végétaux…
Quel impact a la tension du pouvoir d’achat sur notre consommation ? Il détourne les consommateurs des produits vertueux au profit d’aliments ultra-transformés, etc. ?
Oui heureusement qu’on en parle et il faut en parler encore plus car l’enjeu va bien au-delà de la santé humaine. Derrière les aliments ultra-transformés il y a aussi : la dégradation des systèmes alimentaires, la souffrance animale, la perte des traditions culinaires, les inégalités sociales, la perte des repas partagés, le réchauffement climatique, la disparition de petits producteurs ou paysans sur la planète. Bref, le concept d’AUT est un indicateur holistique de la dérive de l’industrialisation de notre alimentation.
Vous en pensez quoi : le Nutri-Score favorise-t-il les aliments ultra-transformés ?
C’est une question fondamentale : « comment scorer au mieux les aliments pour favoriser des actes d’achat sains et durables ? ». Malheureusement, le Nutri-score, comme d’autres scores de composition dans le monde, s’oppose à plusieurs fondements élémentaires des sciences alimentaires :
- Il est basé sur la même approche philosophico-scientifique qui a contribué aux maladies chroniques, à savoir l’ultra-réductionnisme qui ne voit la relation alimentation-santé qu’à l’aune du contenu en certains nutriments ;
- Il est basé sur le présupposé qu’il existerait des aliments équilibrés nutritionnellement, ce qui est faux scientifiquement : seul le lait maternel est un aliment équilibré nutritionnellement. Si l’on dit de « manger varié » c’est bien parce que tous les aliments sont déséquilibrés nutritionnellement. L’équilibre nutritionnel n’a de sens qu’à l’échelle d’un régime alimentaire complexe sur une semaine ;
- Il n’est basé que sur la composition en quelques nutriments et ne prend pas en compte le fondamental effet « matrice » : or ce sont les matrices alimentaires qui régulent et gouvernent le devenir métabolique et les effets santé des nutriments. Il n’existe donc pas de « bons » et « mauvais » nutriments mais de « bonnes » et « mauvaises » qualités matricielles. Le Nutri-score crée donc de la confusion auprès du consommateur en laissant penser que ses composantes sont interchangeables d’un aliment à l’autre, ce qui est également faux ;
- Il est basé sur les sucres et acides gras saturés totaux alors que ce sont les ajouts seulement qui peuvent poser un problème pour la santé (e.g., les sucres dits « libres » et donc sans matrice). Cela amène à stigmatiser à tort les fromages riches en acides gras saturés, mais non ajoutés et présents naturellement dans le lait d’origine ; cette distinction est fondamentale : on pourrait aussi prendre l’exemple des fruits riches en sucres et ne posant aucun problème pour la santé ;
- Il n’est pas basé sur une approche empirico-inductive. À savoir, partir du réel pour élaborer le meilleur score (comme par exemple NOVA). Ce score ne rend donc pas compte du réel potentiel santé des aliments car il est déconnecté des vrais aliments dans la vraie vie ;
- Il soutient l’ultra-transformation : en effet, environ 57% des aliments industriels en France Nutri-score A/B sont des AUT ;
- Enfin, il entre donc en contradiction avec deux recommandations du PNNS, à savoir : « aller vers deux produits laitiers par jour (incluant les fromages) » et « réduire de 20% la consommation d’AUT ».
Pour toutes ces raisons, le Nutri-score ne devrait pas être adopté à l’échelle européenne, au risque de niveler encore plus par le bas la qualité globale de nos régimes alimentaires en stimulant l’ultra-transformation au détriment d’aliments traditionnels sans risque pour la santé. Quand dans une même catégorie un score note mieux un AUT qu’un vrai aliment traditionnel, cela est suffisant pour le remettre en cause. Donc, oui, malheureusement, le Nutri-score favorise l’ultra-transformation comme d’ailleurs observé aujourd’hui ; ce qui était par ailleurs facile à prévoir.
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